Michel Bouquet, la persistance d'une vocation
Publié le 13/04/2022 | Ajouter un commentaire
Habité d'une passion quasi mystique pour le métier d'acteur, Michel Bouquet, qui s'est éteint ce 13 avril à l'âge de 96 ans, laisse l'image d'une légende du théâtre au bout d'une carrière entamée pendant la dernière guerre. Ses incursions espacées, mais toujours remarquées, au cinéma et à la télévision l'avaient fait encore mieux connaître du grand public.
Contrairement à Alain Delon à qui il donna par deux fois la réplique au cinéma (Deux hommes dans la ville, Borsalino) et qui reconnaissait être devenu acteur « par accident », Michel Bouquet était entré dans le métier comme on entre dans les ordres, poussé par une force quasi surnaturelle. Avec le talent qui était le sien, l’infatigable serviteur des grands textes au théâtre avait conté la scène clef de son existence dans un entretien fascinant accordé à Annick Cojean du Monde en avril 2016, description dont on a envie de partager quelques extraits tant elle est à la fois cinégénique et révélatrice du personnage.
« Je suis encore incapable d’expliquer ce qui m’a pris ce jour-là, confiait-il à la journaliste du Monde. Une étrange impulsion. Nous étions en 1943, en pleine Occupation. Je travaillais chez le pâtissier Bourbonneux, devant la gare Saint-Lazare à Paris, et j’habitais avec ma mère qui tenait un commerce de mode au 11, rue de la Boétie. Elle m’avait recommandé d’aller à la messe et j’avais pris sagement le chemin de l’église Saint-Augustin. Et puis voilà qu’au bout de la rue, j’ai bifurqué. »
Les planches de salut
« Je me suis engagé sur le boulevard Malesherbes, dans le sens opposé à l’église, suis parvenu à la Concorde et me suis engouffré sous les arcades de la rue de Rivoli jusqu’au numéro 190, une adresse dénichée dans un bottin, que j’avais notée sur un petit bout de papier, dans ma poche depuis plusieurs jours, poursuivait l’acteur dans ce même entretien. J’ai frappé chez le concierge et demandé M. Maurice Escande, le grand acteur de la Comédie-Française. "Il habite au dernier étage, vous ne pouvez pas vous tromper, il n’y a qu’un seul appartement." J’ai sonné. Je n’avais pas encore 17 ans. »
Le reste de l’histoire est tout aussi savoureux, il vous suffit de la retrouver dans les archives du Monde pour la déguster. On reste néanmoins frappé par cette confidence en fin d’interview, car elle résume Michel Bouquet : « Cela s’appelle aussi la vocation. Elle existe. Et quand on a la chance de la découvrir, je vous assure qu’on n’est plus seul dans la vie. Mais attention ! Elle exige tout ! Elle est sacrée et scelle votre destin. Le mien fut de me mettre à la disposition des auteurs et de les servir le mieux possible. »
Cette passion dévorante pour le métier d’acteur et cette dévotion fervente aux textes des grands auteurs, Michel Bouquet les aura pratiquées tout au long d’une carrière qui s’est étendue des années 1940 jusqu’à pour ainsi dire son dernier souffle, lui qui remplissait encore les salles à 90 ans passés, après avoir pourtant juré en 2011, à 86 ans, de ne plus remonter sur les planches, fatigué par une tournée de plusieurs centaines de représentations de la pièce Le roi se meurt d’Eugène Ionesco, l’une de ses pièces fétiches. « Je ferai un peu de cinéma, avait-il dit. J’aime beaucoup ça. Ce n’est pas pareil. Au théâtre, c’est une épreuve de deux heures. » Il avait profité de cette escapade pour tourner le magnifique Renoir de Gilles Bourdos, film qui représenta la France aux Oscars en 2014 et qui lui valut une troisième nomination pour le César du meilleur acteur, la même année. Mais le démon du théâtre avait repris le dessus et il était remonté sur scène dès 2012.
C’est sa mère, modiste et d’origine modeste, qui l’avait initié aux grandes pièces en l’emmenant chaque dimanche à l’Opéra-Comique et à la Comédie-Française. Dans ce Paris de l’entre-deux-guerres, le petit Michel mène une existence morne et sans relief, marquée par un passage en internat dès l’âge de sept ans et des étés à travailler aux champs, à la campagne pour aider ses oncles et tantes. L’arrivée de la guerre assombrit un peu plus ses horizons quand son père – qui a déjà fait la guerre de 14-18 – est fait prisonnier dès le début du conflit et se voit expédié en Poméranie.
« Mais encore, tout cela, la pension, l'absence de père, de mère, je m'en serais quand même tiré, je crois, confiait-il dans un autre entretien au Monde, en 2010. Mais la guerre par là-dessus... J'en ai gardé la conscience que l'on peut tout perdre d'un coup, sa liberté, les siens, sa foi en la vie, et même ce qu'on est. C'était pire que du désespoir : une annihilation, un effondrement de toute espèce de croyance en quoi que ce soit. »
Quête de perfection
En lisant ces propos, on comprend déjà mieux l’origine de la force qui a guidé Michel Bouquet vers le théâtre, une énergie du désespoir inextinguible après avoir « fait des métiers que je ne voulais pas faire » : mitron, apprenti mécanicien, employé de banque. Couvé par Maurice Escande, il ne tarde pas à se faire une place au Conservatoire où il entre en septembre 1943, en même temps que Gérard Philipe.
Le sombre Michel et le flamboyant Gérard vont devenir amis. « Autant j'étais besogneux, se souvenait Michel Bouquet dans une autre interview, autant Gérard jouait avec une lumineuse évidence, une facilité déconcertante. Il était aussi solaire que j'étais ténébreux. Il travaillait plus sur la vie, et moi je coupais les cheveux en quatre pour essayer de comprendre ce qu'avait voulu dire l'auteur. »
Ce souci du détail poussé à l’extrême, cette quête perpétuelle de perfection vont rester la marque de fabrique de l’acteur tout au long de sa carrière. Après quelques apparitions dans des rôles secondaires, notamment dans Tartuffe, il participe à la création de Roméo et Jeannette de Jean Anouilh en 1946, l’un des auteurs contemporains dont il sera le plus proche avec Albert Camus qu’il a connu l’année précédente en jouant Scipion dans Caligula et dont il sera l’un des interprètes dans Les Justes en 1949 aux côtés de Maria Casarès et Serge Reggiani, puis dans Les Possédés en 1959.
Autre rencontre déterminante : Jean Vilar, le metteur en scène et créateur du Festival d’Avignon qu’il rejoint dès la première édition du festival en 1947 dans La terrasse de midi de Maurice Clavel que Vilar a mis en scène. Dès lors, Michel Bouquet deviendra un habitué d’un événement avignonnais qui ne cesse de gagner en importance et où il interprètera entre 1950 et 1963 Henri IV et Richard II de Shakespeare, Le Médecin malgré lui, Dom Juan et L’Avare de Molière, puis Meurtre dans la cathédrale de T.S. Eliot. Très proche de Jean Vilar, Michel Bouquet se produit beaucoup en région parisienne évidemment, et notamment au TNP et à Chaillot avec une prédisposition pour les pièces de Molière, de Shakespeare, d’Anouilh, d’Ionesco et de Harold Pinter (1930-2008), le futur Prix Nobel de littérature dont il contribue à faire connaître l’œuvre en France.
À la fin des années 1970, il est aussi nommé professeur au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, véritable pépinière dont vont être issus des dizaines d’acteurs et actrices français de premier plan et de plusieurs générations, établissement où il va continuer d’enseigner jusqu’en 1990. « L’art de l’acteur n’est pas l’art de sentir, mais l’art de réfléchir » répètera-t-il souvent, lors de cours sur le métier que son complice Georges Werler a eu la bonne idée d’enregistrer lors de la saison 1986-1987 et dont une compilation figure sur un CD unanimement salué.
Succès sur grand et sur petit écran
Outre ses sept décennies de présence sur les planches, Michel Bouquet a également exercé ses talents au cinéma dès le début de sa carrière, mais aussi à la télévision, notamment avec la captation de certaines de ses pièces, mais pas seulement, ainsi que dans de nombreux documentaires, sa diction fluide et précise se prêtant particulièrement bien à cet exercice. C’est lui, par exemple, que l’on entend en voix off dans Nuit et Brouillard, d’Alain Resnais (1956). Au cinéma, sa période la plus prolifique fut celle des années 1970, décennie durant laquelle il a tourné dans une trentaine de films, soit presque la moitié de ses rôles au grand écran.
Son premier rôle devant la caméra avait été celui d’un tuberculeux dans Monsieur Vincent, un « biopic » avant l’heure sur Saint Vincent de Paul un peu tombé dans l’oubli, mais qui fut le plus grand succès de l’année 1947 dans les salles. Ses apparitions au cinéma vont se faire plus fréquentes à partir du milieu des années 1960, époque à laquelle il tourne deux fois avec François Truffaut (La Mariée Était en Noir, La Sirène du Mississipi) et où il devient l’un des acteurs fétiches de Claude Chabrol (La Route de Corinthe, La Femme Infidèle, La Rupture, Juste Avant La nuit, puis plus tard Poulet Au Vinaigre). Spécialiste des rôles troubles de bourgeois éconduits, de notables véreux, de flics mesquins, il donne, de l’avis de beaucoup, l’interprétation la plus exacte du personnage de l’inspecteur Javert dans la version 1982 des Misérables tournée par Robert Hossein.
Sachant varier les styles, on le retrouve plus tard avec délectation en 1991 dans Toto le Héros comédie dramatique de Jaco Van Dormael dans laquelle il tient le rôle phare et qui deviendra culte. Il sera récompensé sur le tard de deux Césars du Meilleur acteur pour Comment J’ai Tué Mon Père d’Anne Fontaine (2002) et pour Le Promeneur du Champ-de-Mars de Robert Guédiguian (2006), film dans lequel il se glisse avec bonheur dans la peau d’un François Mitterrand au crépuscule de sa vie. Récompensé de deux Molière du comédien en 1998 pour Les Côtelettes et en 2005 pour Le Roi Se Meurt ainsi que d’un Molière d’honneur pour l’ensemble de sa carrière, Michel Bouquet a été marié à la comédienne Ariane Borg dont il s’est séparé en 1967 puis à Juliette Carré, épousée en 1970, une comédienne avec qui il a partagé la scène et les tournées à maintes reprises.