Au Mozambique, les ambitions gazières de l’État et de Total se heurtent à l’expansion jihadiste

Dans la province du Cabo Delgado, dans le nord du Mozambique, l’exploitation des gigantesques réserves de gaz offshore doit permettre au pays d’engager un tournant dans son développement. Mais l’expansion jihadiste, sous-estimée jusqu’à la récente prise de Palma, chamboule le calendrier de Total et du gouvernement mozambicain.

 

C’est une coïncidence malheureuse. Quelques heures avant le début de la très violente prise de Palma, dans le nord du Mozambique, par un groupe jihadiste, le 24 mars, Total avait annoncé la reprise des travaux sur le site gazier offshore que l’entreprise pilote à une dizaine de kilomètres de là. Ces derniers mois, les travaux avaient été suspendus, en raison d'une grande insécurité dans la zone.

Ce projet - premier développement à terre d'une usine de gaz naturel liquéfié (GNL) du pays - comprend le développement de deux champs et la construction de deux trains de liquéfaction d'une capacité totale de 13,1 millions de tonnes par an.

Total espérait pouvoir commencer à extraire du gaz dès 2024, mais la prise de Palma va mettre un coup d’arrêt à ce projet au moins pour plusieurs mois.

 

Potentiel quatrième exportateur de gaz

De vastes réserves sous-marines de gaz ont été découvertes au début des années 2000 au large de la province du Cabo Delgado, dans le nord du Mozambique. Avec près de 5 000 milliards de mètres cubes de gaz répartis en deux sites offshore, ce pays d’Afrique australe pourrait devenir en une décennie, le quatrième exportateur mondial de gaz derrière les États-Unis, le Qatar et l'Australie, signalait Le Point en février 2020.

Pour les finances de ce pays où près de 50 % de la population vivait, en 2014, sous le seuil de pauvreté national, selon la Banque mondiale, l’exploitation de ces ressources représente la promesse d’un développement économique spectaculaire. En 2019, le cabinet de conseil Wood Mackenzie, cité par Les Échos, estimait que le projet rapporterait 3 milliards de dollars par an de recette fiscale à l'État mozambicain. "De quoi doubler le budget de l'État”, soulignait le quotidien économique.

Mais c’est aussi dans cette province frontalière de la Tanzanie qu’a émergé, au début des années 2000, un groupe qui a, depuis, fait allégeance à l’organisation État islamique (EI).

Secte religieuse

"C’est au départ une secte qui existe depuis les années 2007-2010 et qui a l’ambition de créer un califat islamique. Au début, elle demandait à ses membres de sortir de la société, de ne pas interagir avec les fonctionnaires, comme les policiers par exemple", explique Éric Morier-Genoud, professeur d’histoire africaine à la Queen university de Belfast, joint par France 24.

L’organisation, qui se fait appeler Al Shabab (les jeunes), rejette l’existence de l’État et adopte une "grille de lecture religieuse singulière" qui la distingue des autres groupes de la minorité musulmane du nord du Mozambique. En 2017, le groupe passe à la lutte armée contre l’État mozambicain et, l’année suivante, il fait allégeance à l’EI. En août 2020, après deux tentatives infructueuses, ses combattants parviennent à prendre la ville côtière de Mocímboa da Praia, au sud de Palma, qu’ils tiennent toujours.

Peu d’intérêt de l’EI pour Total

Pour Éric Morier-Genoud, le fait que le groupe jihadiste se soit développé dans la même province que celle où l’on trouve les ressources gazières du pays relève du hasard. "Mais cela va changer la dynamique de la guerre", souligne-t-il. "Total est inquiet, le gouvernement mozambicain aussi et il va devoir faire plus pour protéger le site d’exploitation." Néanmoins, l’universitaire avance que le projet ne va pas changer "mais sera retardé".

Wassim Nasr, journaliste à France 24 spécialiste des réseaux jihadistes, estime, lui aussi, que l’attaque de Palma n’a pas de lien avec le projet gazier de Total. Selon lui, la présence de l’entreprise française a attiré l’attention des médias internationaux mais dans les organes de propagande de l’EI, il en est fait mention à la marge.

"Dans toute la communication de l’EI qui a démarré au Mozambique, en juin 2019, il n’y a eu qu’une brève sur des accords passés entre Total et des compagnies de sécurité privées, mais le texte ne les dénonçait pas. À part cette brève, il n’y a jamais eu mention de Total. Même après l’attaque [du 24 mars] ils ont qualifié Palma de ville stratégique mais n’ont pas parlé de Total", affirme-t-il.

Attaque "humiliante"

Pas de lien direct entre la reprise des activités de Total et l’attaque de Palma donc. Mais la juxtaposition de cette annonce et de l'ampleur de l'attaque qui a suivi est "particulièrement humiliante" pour le gouvernement, qui avait promis au site gazier d'assurer la sécurité sur un périmètre de 25 km à la ronde, souligne Alexandre Raymakers, chercheur à l'institut britannique Verisk Maplecroft, interrogé par l’AFP.

"C'est une démonstration claire que le groupe a progressivement augmenté ses capacités militaires, gagné en sophistication et qu'il garde l'initiative", résume-t-il.

Des capacités militaires qui découlent, en partie, de la présence du site gazier, car si Al Shabab n’a pas été créé en réaction à la présence de Total, il recrute aujourd’hui parmi les jeunes locaux désenchantés par l'absence de perspectives économiques liées au projet gazier. S’y ajoutent également, selon des experts, de nombreux Tanzaniens et d'autres étrangers.

Mercredi, l'armée mozambicaine a lancé une offensive pour tenter de reprendre la ville prise par les rebelles dans la nuit de vendredi à samedi. L'Union africaine (UA) a, elle, appelé à "une action régionale et internationale urgente".

Une semaine après l’attaque, l’urgence est aussi à l’évacuation des milliers de rescapés de l’attaque qui ont fui Palma. Malgré plusieurs évacuations, le nombre de personnes rassemblées sur la péninsule d'Afungi, près du site de Total, a encore gonflé jeudi. Après l'attaque, entre 6 000 et 10 000 personnes sont allées frapper à la porte du site gazier, espérant y trouver de l'aide.

Des dizaines de rescapés continuaient aussi à affluer dans les provinces voisines vers les camps de déplacés, a décrit à l'AFP un travailleur humanitaire. En une semaine, 8 100 personnes sont arrivées dans les districts environnants, selon l'ONU.


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