Après le déblocage du canal de Suez, l’heure des comptes

L’acte II de l’affaire du porte-conteneurs Ever Given, qui a bloqué plusieurs jours le trafic dans le canal de Suez, vient de débuter. Des centaines de millions de dollars sont en jeu et les enquêteurs ont commencé, mercredi, à tenter de déterminer qui peut être tenu pour responsable de l’accident. Un feuilleton aux multiples ramifications

 

Il a fallu six jours pour libérer le canal de Suez dont la circulation a été entravée par le porte-conteneurs géant Ever Given. Ce n’est rien comparé à la bataille qui commence maintenant et risque de durer des années : identifier qui va devoir payer l’addition de cet accident hautement médiatique, aux profondes répercussions économiques pour des centaines d’acteurs. 

Le premier acte, financier, de ce feuilleton maritime de ce début d’année a commencé mercredi 31 mars, lorsque des plongeurs ont commencé à inspecter la coque de l’immense navire long de 400 mètres. Ils cherchent à établir si le porte-conteneurs – qui n’a pas subi de dommages conséquents lors de l’accident – était en état de naviguer.

Trouver un responsable

En parallèle, des enquêteurs ont entamé l'interrogatoire de l’équipage afin d’essayer de reconstituer l’enchaînement des évènements et de décisions qui ont conduit l’Ever Given à rester coincé en travers du canal de Suez. “Le bateau restera dans la zone des lacs Amers [deux lacs du canal aux abords de la ville de Fayid, NDLR] jusqu’à ce que l’enquête soit terminée”, a affirmé Osama Rabie, le directeur de l’Autorité du canal de Suez (SCA - Suez Canal Authority), sans donner de précision sur l’éventuelle durée de cette étape.

 

Elle peut prendre du temps. La compagnie allemande qui a engagé l’équipage technique a dépêché ses experts, le Panama où le bateau est enregistré a fait de même, tout comme le groupe Shoei Kisen Kaisha, qui est le propriétaire japonais du porte-conteneurs, sans oublier les autorités égyptiennes. 

Les conclusions de ces enquêtes – qui n’iront pas forcément toutes dans le même sens – doivent permettre de déterminer les responsabilités dans ce fiasco maritime et commercial, et donc désigner vers qui se tourner pour exiger le remboursement d’éventuels dégâts ou pertes économiques.  

En théorie, le capitaine, nommé par le propriétaire du bateau, est responsable pour toute erreur de navigation. Mais le canal de Suez est un cas à part : “La navigation n’y est pas libre, et l’autorité portuaire assigne des pilotes à chaque bateau qui traverse le canal”, souligne un avocat français spécialiste du droit maritime et des assurances qui a préféré gardé l’anonymat, contacté par France 24. 

Et c'est là qu’intervient l’épais manuel des règles de navigation des autorités du canal de Suez. Il fait tout pour minimiser le risque que les pilotes – qui dépendent de la SCA – soient mis en cause pour des problèmes de navigation. L’opérateur du bateau, la société japonaise Shoei Kisen Kaisha, est présumé responsable sauf s’il arrive à prouver que l’accident est lié à un événement extérieur.

C’est pourquoi le groupe allemand, qui a engagé l’équipage, suggère que c’était la faute du vent. “S’il soufflait trop fort, les pilotes censés pouvoir évaluer le risque auraient dû empêcher le porte-conteneurs d’emprunter le canal”, souligne Sal Mercogliano, spécialiste de l’histoire maritime à l’université de Campbell (Caroline du Nord), interrogé par le Guardian. Une hypothèse qui déplaît aux autorités du canal. Osama Rabie, le directeur de la SCA l’a écartée, estimant “qu’il pourrait y avoir eu des erreurs techniques ou humaines”. 

Une facture de plusieurs centaines de millions de dollars

Si la bataille pour désigner le responsable de l’accident s’annonce aussi serrée, c’est que l’addition peut “s’élever à plusieurs centaines de millions de dollars au moins”, estime le New York Times. Les dédommagements et réparations peuvent se répartir en cinq catégories, d’après James Davey, spécialiste du droit maritime à l’université de Southampton, interrogé par le Guardian : les dommages à la cargaison de l’Ever Given, le coût du sauvetage du porte-conteneurs, les dégâts faits au canal lui-même, les pertes financières enregistrées par l’Autorité du canal de Suez et les pertes dues aux retards de livraison pour tous les autres porte-conteneurs qui ont été bloqués à l’entrée de cette artère maritime le temps du sauvetage du bateau.

L’Autorité du canal de Suez commence à préciser à quel point toute cette affaire avait été financièrement douloureuse. Elle a perdu environ 90 millions de dollars en droits de douane non perçus à cause du blocage du trafic, et “même si les calculs sont encore en cours, les estimations des pertes totales devraient dépasser le milliard de dollars”, a affirmé Osama Rabie, sans pourtant préciser comment il arrivait à une telle somme. 

Le cœur de l'imbroglio juridico-financier qui doit faire froid dans le dos des assureurs concerne la cargaison de tous ces bateaux. À lui seul, l’Ever Given transportait 20 000 conteneurs dans lesquels se trouvaient toutes sortes de marchandises, périssables ou non, allant du bétail aux ordinateurs portables, en passant par des baskets. La centaine de sociétés qui avaient confié leurs produits à Shoei Kisen Kaisha “risquent de devoir payer leurs clients pour le retard pris ou la perte de la marchandise en cas de denrées périmées”, souligne la chaîne américaine d’information économique Bloomberg. Elles chercheront probablement à se faire rembourser. Tout comme les entreprises qui avaient confié leurs exportations aux autres bateaux qui ont pris du retard à cause de l’Ever Given.

Mais c’est là que le bât blesse. “Il existe un principe en droit maritime selon lequel le transporteur ne peut pas être tenu responsable pour les retards, sauf clause contraire dans le contrat”, note l’avocat contacté par France 24. Et “chaque cargaison peut être régie par un contrat d’assurance différent, ce qui fait de cette affaire une sorte d’armageddon juridique ”, estime Chris Grieveson, un spécialiste américain du droit maritime, interrogé par Bloomberg. 

Les déboires de l’Ever Given vont mobiliser les avocats des transporteurs, assureurs, réassureurs “du Japon à Londres [où se trouve l’un des principaux consortiums d’assurance maritime] pendant des années pour ce qui promet d’être l’une des sagas juridiques les plus longues et coûteuses de l’histoire maritime récente”, conclut le New York Times.


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